Carnet de route
La Pointe de la Diablée
Le 20/10/2020 par TROTIGNON Laurent
Cinq plantigrades, aux jambes en forme de bielles, traversent la nuit en silence. La lumière qui sort de leur front ne doit pas faire illusion, leur cerveau est gelé. A l’unisson de leur cœur, la buée expulsée par le diaphragme, une énergie mystérieuse les transporte et les emporte. Ces êtres aux semelles de vent, ces randonneurs, puisqu’il faut les appeler par leur nom, où vont-ils ?
C’est Delphine qui a inspiré et provoqué le désir de cette randonnée, un grand merci à elle. Mais ensuite, proposer une sortie difficile alors qu’on ne l’a jamais parcourue n’est pas si simple. Plusieurs parcours existent pour atteindre ce sommet magnifique, qui s’offre au regard depuis les Gourniers. La face Sud, décrite sur internet, ressort plus du terrain d’aventure et est réservée à d’autres espèces de plantigrades. L’accès direct par le lac Reyna est un beau parcours mais l’aller-retour dans le frigo automnal de la face Nord n’est pas très attirant. Il ne restait qu’une solution, également décrite sur internet et pleine d’attrait, la montée par l’arête Sud-Est suivie de la traversée de l’arête sommitale longue de 300 m et d’une descente au Nord via le lac Reyna puis le vallon de Serre Reyna. Cela étant dit, il a fallu se convaincre que c’était possible en octobre, tenir compte de la saison et de ses aléa météo, échafauder des plans B, organiser mais aussi laisser leur place aux impondérables …
Je n’étais pas le seul à trouver cette sortie attirante puisque très rapidement le groupe est constitué et que je dois, en outre, mettre en liste d’attente plus de personnes qu’il n’y a de places disponibles. Ce type de sortie est en effet réservé à de petits effectifs, sécurité collective oblige. J’espère pouvoir rapidement proposer d’autres Pointes de la Diablée aux CAFistes aixois !
Partis du péage de Pertuis à 9h00, la journée du samedi est dédiée à une reconnaissance, je souhaite tout simplement réaliser de jour le parcours devant être accompli à la frontale, ainsi que mieux visualiser le chemin du retour, car le secteur où nous rendons m’est totalement inconnu. Cécile, Thierry B., Thierry H., Sébastien, Daniel et votre serviteur, arrivés aux Gourniers (1477 m) vers 11h30, finissent de se préparer, admirent le hameau et son environnement sauvage. Les troupeaux sont redescendus des estives et paissent à proximité. J’oubliais un « détail » : la météo annoncée médiocre depuis plusieurs jours est bonne, et même très bonne pour le dimanche. Remontant vers la chapelle Saint Marcellin, nous nous imprégnons de l’atmosphère sauvage et paisible du vallon encaissé, fermé par l’impressionnante face Sud de la Pointe mais illuminé par les couleurs de l’automne. Le parcours sur sentier nous conduit tout d’abord à la nouvelle cabane de la Vieille Selle (2100 m) où nous pique-niquons. Le bel après-midi, bien qu’un peu venté, nous permet ensuite de remonter le vallon qui domine la cabane jusque vers 2450 m d’altitude. Sébastien, souhaitant à tout prix atteindre les « 1000 m de D+ », s’élance de sa foulée de trailer vers l’arête du Col du Barle. Des bergers ont laissé des inscriptions sur une dalle rocheuse : 1861, 1923 … Quels anniversaires sont ici tracés ? Un départ au service militaire, éloignement du pays natal ? L’accomplissement d’un âge, d’une saison, d’un voeu ? Le vent fraîchit, je fais signe à Sébastien qui redescend les courbes de niveau et nous regagnons la vallée, repérant bien au passage la jonction (1940 m) entre les sentiers venant de la nouvelle et de l’ancienne cabane. Un couple d’éleveurs replie la clôture d’un parc à moutons tandis que le soleil filtre dans le feuillage doré des bouleaux.
Le gîte des 3 Cols nous héberge et nous sommes très bien reçus. Marina et son compagnon ont repris ce gîte depuis 6 mois ; arrivés aux Gourniers en plein confinement, ils ont eu un printemps difficile, heureusement que l’été a tenu ses promesses. Après la douche, un bilan de la reconnaissance est fait : Thierry B., fatigué, sent que les 1600 m de D+ du lendemain vont être trop difficiles, aussi décidons nous d’un commun accord qu’il restera demain aux Gourniers. C’est maintenant l’heure du réglage des crampons empruntés au CAF, un modèle très pratique puisqu’adaptable aux chaussures de trail de Sébastien ! Thierry B. lui prête ses guêtres, le voici parfaitement équipé.
Il est 7h00 et un ciel étoilé sans lune lorsque nous nous engouffrons dans la nuit. Il ne fait pas si froid aux Gourniers, tous les ruisseaux glougloutent. Jusqu’à la cabane du Pré d’Antoni, où nous faisons une première halte, le parcours n’offre que peu de dénivelé, 4 km sont parcourus pour seulement 350 m de gain en altitude. Une brise glacée descend du Mourre Froid, nous attendons Sébastien, mais où se cache-t-il ? Il réapparaît Smartphone à la main. Ne serait-il pas en train d’essayer de se connecter à Facebook et de comptabiliser en direct les « like » de ses suiveurs ?
Cécile commence à geler et nous repartons vers le vallon de Chargès, un nouveau kilomètre de faible dénivelé. Plutôt que monter à la cabane de Chargès au prix d’un long détour dans l’ombre glacée, je décide de monter directement le long du raide ravin de la Confrérie, nous permettant ainsi, ayant franchi les cascades à moitié gelées, d’attaquer immédiatement l’arête herbeuse et de rejoindre un espace ensoleillé propice à une pause. C’est le second réveil de la journée, où après le lent échauffement interne de nos muscles, la lumière solaire vient réchauffer nos neurones engourdis. Cécile déballe son sac qui s’avère être une véritable cave à fromages, possédant apparemment plusieurs niveaux d’affinage. La Pointe de la Diablée nous accueille ainsi ce matin sur ses longs pieds, pentes fauves et jaunies où paissent plusieurs chamois, puis nous attire irrésistiblement vers le haut. L’ascension de l’arête est régulière, nous nous gardons des à-pics et surplombs impressionnants à l’Ouest, arrivons dans une zone plutôt boueuse et enfin, vers 2600 m, à la neige qui couvre les gradins rocheux.
Nous ne sommes pas les seuls à fréquenter ces lieux : des traces de chamois en tous sens et là-bas en contrebas dans la Montagne de Chargès, une harde d’au moins 30 bêtes. Et maintenant une trace de lièvre, et aussi une belle trace de loup se dirigeant vers le sommet. Voici un cairn et l’arête sommitale (2928 m), il est 12h30. Peu à peu au cours de la montée, l’horizon s’est dégagé. Le ciel est d’une pureté parfaite, de la Sainte-Baume au Viso, du Dévoluy aux Ecrins nous sont offertes des merveilles. Une légère corniche sans danger est en formation sur la ligne sommitale, 20 à 40 cm de neige sculptée qui ne forme pas de surplomb et ne recèle de pièges que pour un piéton distrait. D’un commun accord, un demi-pique-nique est pris au sommet, quel festin ! Thierry H. voudrait bien faire une sieste, mais la face Nord nous attend et je ne souhaite pas perdre de marges de temps au cas où. Tandis que Cécile puise dans les greniers à barres de céréales de son sac à dos, Sébastien jusqu’ici en short enfile pantalon et guêtres. Après 300 m d’horizontale, l’arête bifurque plein Est et s’abaisse vers un col escarpé dominant le lac Reyna. Il est temps de chausser les crampons car des plaques de neige dure apparaissent.
Daniel a minutieusement étudié l’itinéraire gravé dans son Iphigénie, la descente la plus pratique devrait se situer à l’aplomb du lac. J’hésite un peu car l’arête rocheuse offre plusieurs couloirs de descente. Au niveau d’une dent, je distingue alors la trace d’un lièvre dessinant une trajectoire idéale. Je m’engage dans la poudreuse, environ 30 cm d’épaisseur masquant l’éboulis inconfortable et suivi de mes compagnons ravis de cette ambiance alpine, nous imprimons nos sabots fourchus dans les empreintes de la lèbre. Poudreuse puis plus dure et transformée, la pente neigeuse s’adoucit jusqu’au col de Reyna où le deuxième demi-pique-nique est consommé. Grâce à cette neige précoce, la descente du verrou du lac est un vrai plaisir. D’autres hardes de chamois, dérangées par notre arrivée, s’éloignent. Ce sont peut-être 50 animaux qui fuient et s’enrochent sous la Pointe de la Diablée et dans les pentes du Garabrut.
La descente du vallon de Serre Reyna pourrait s’intituler « l’âge de glace » : d’immenses pendeloques gelées sont accrochées telles des notes de musique aux portées de flysch. La partition affichée par la montagne est magnifique, fascinés nous la lisons et l’entendons en même temps, c’est l’Automne et l’Hiver, une musique prisonnière de la matière et qui s’en échappe goutte à goutte.
J’avais indiqué à Thierry B. que nous serions de retour aux Gourniers à 16h00, mais voilà nous y arrivons à 17h30, il commençait à s’inquiéter. Nous partageons avec lui, autour de Tourmentes ambrées et blondes et d’une belle assiette de charcuterie, le récit de nos journées. Il a pu de son côté visiter le Fort de Réallon et se reposer, nous lui parlons de notre périple sur cette montagne magique appelée Pointe de la Diablée.
Merci à Cécile, Thierry B., Thierry H., Daniel et Sébastien, compagnons agréables, valeureux et loyaux, merci à Delphine pour avoir suscité cette sortie !
Notes pratiques :
Pertuis – Les Gourniers : ~170 km, 2h30 avec pause pipi et achat de pain.
D+ = ~1630 m pour 18 km. Prévoir 9h00 sans les pauses (10h30 avec les pauses).
Par beau temps, cette randonnée n’est pas techniquement difficile (merci la météo!) mais demande une bonne endurance. Par conditions météo dégradées (pluie, verglas, brouillard, vent, risque d’orage), il est préférable de ne pas s’y engager.





